« Voici comme se raconte à Lannédern la vie du saint patron »
Le saint arriva dans ce pays, monté sur un cerf avec sa sœur Génovéfa. Du haut de la lande de Coat-ar-Roc’h ils purent admirer l’immense étendue de terre, de collines, de vallons et de bois qui se déroulait devant eux. Et ils louèrent Dieu de les avoir conduits là. Quand ils eurent terminé leur action de grâces, Edern dit à sa sœur :
– Ce n’est pas le tout, il faut maintenant que nous procédions au partage ?
– C’est à moi de choisir mon lot la première, répondit Génovéfa.
– Soit ! Acquiesça le saint.
Génovéfa de se mettre en route, tandis que son frère demeurait en oraison dans la lande et que le cerf y paissait l’herbe fine. La jeune fille avait le pied léger : elle fit en peu de temps beaucoup de chemin et parvint au sommet d’une autre colline, en un lieu nommé Loqueffret qui lui parut propice à l’édification d’un oratoire. Elle s’en retourna donc vers son frère :
– As-tu fixé ton choix ? demanda le saint.
– Oui, j’ai trouvé un emplacement qui me convient. Seulement, il faut que tu m’aides à y bâtir ma maison.
On utilisa le cerf pour les charrois, et la maison fut bâtie en un tour de main. Le saint y installa sa petite sœur. Quant à lui, du premier coup, il s’était décidé pour Coat-ar-Roc’h qui lui semblait bien la plus belle situation qu’il y eut en Bretagne. Il y construisit sa maison de prière.
Cependant, sa sœur et lui avaient édifié leurs églises sur leurs coteaux respectifs, aidés de tous les hommes pieux de la contrée.
Restait à délimiter les territoires des deux paroisses. Génovéfa, qui était femme, se montrait exigeante. Volontiers, elle n’eût abandonné à son frère que les quelques champs qui avoisinaient son église, à peine assez de place pour enterrer les morts, pas assez, tant s’en faut, pour fournir à la subsistance des vivants. Ces prétentions parurent à Edern excessives. Mais, comme il avait l’âme complaisante et douce et qu’il détestait les querelles, il feignit de transiger :
– Petite sœur, dit-il, ne donnons pas nos dissensions en spectacle à la foule, et convenons d’un arrangement. Accorde-moi, par exemple, tout l’espace dont je pourrai faire le tour, monté sur mon cerf, en un délai déterminé. Génovéfa demanda à réfléchir. Elle pensait que le cerf était vieux, que ses jambes commençaient à plier sous lui, que le pays était accidenté, raviné, coupé d’obstacles de toute nature et, bref, elle accepta la proposition de son frère, en y mettant, cela va sans dire, de dures conditions. Ainsi, elle stipulait qu’Edern ne quitterait Coat-ar-Roc’h qu’à la nuit bien close et qu’au chant du coq, en quelque lieu qu’il fut, il ferait halte. Le bon saint en passa par tout ce qu’elle voulut. Au soir fixé, il grimpa sur le dos du cerf. La vaillante bête, à qui le seul contact de son cavalier communiquait des forces nouvelles, respira bruyamment et prit sa course tout d’une haleine. Elle allait, elle allait. C’est à peine si ses pieds touchaient le sol. Edern, cramponné à ses bois, l’excitait de la voix et du talon. Ils dévoraient l’espace, insoucieux des côtes et des précipices. Dieu, qui était avec Edern, avait fait allumer toutes les étoiles du ciel, en sorte que la nuit était claire à l’égal d’une belle matinée. Aussi Génovéfa en eut-elle du dépit en son cœur. Elle s’était venue asseoir sur un tertre, à une portée de fusil du bourg de Loqueffret, comptant bien assister à la déconvenue de son frère. Et voici qu’il triomphait d’elle, qu’il réduisait à néant ses petites machinations ! Déjà le cerf arrivait droit sur le talus où elle était assise. Encore quelques minutes et presque toute la paroisse de Loqueffret allait passer dans celle de Lannédern. Mais les femmes, vous le savez, ne se laissent jamais prendre sans vert. Et Génovéfa, en sa qualité de sainte, avait plus d’esprit qu’aucune autre. Une ferme était là, toute proche. Y courir, saisir sur le perchoir du poulailler un coq engourdi par le sommeil, le plonger brusquement, la tête la première, dans une auge pleine d’eau, ce fut pour la sainte l’affaire d’un instant. Voilà le coq à peine revenu de sa stupeur, de battre des ailes pour en secouer l’eau, et de se mettre à chanter
– Le coq a chanté, mon frère ! s’écria Génovéfa, comme le cerf bondissait dans l’aire du manoir
Edern dut s’arrêter. Plus tard, on érigea une croix en ce lieu. Malgré la ruse de la sainte, la paroisse de Lannédern ne s’en étendit pas moins jusqu’à l’entrée du bourg de Loqueffret. Génovéfa ne le pardonna pas à son frère et fut longtemps en délicatesse avec lui. La tour de Lannédern étant venue à tomber, elle s’en réjouit malignement.
– Ah ! dit-elle, c’est bien fait ! Je vous prédis que désormais vous ne pourrez plus avoir à Lannédern une belle flèche haute et pointue !
– Eh bien ! Riposta le saint, je vous prédis à mon tour que dorénavant vous n’aurez à Loqueffret que des cloches fendues, et qu’elles ne tinteront pas plus clair que les grelots d’un cheval de pilhaouer.
– Ces choses arrivèrent, en effet. Le clocher de Lannédern demeura court et trapu, mais aussi l’on eut beau acheter à Loqueffret des cloches neuves, dès qu’on les mettait en branle elles se fendaient.
– Depuis le cerf de saint Edern, un dicton veut que les bois d’alentour restent peuplés de hardes provenant de sa descendance. Mathieu Le Moal (prêtre de Lannédern), dans son enfance, c’est-à-dire dans les années 1930, vit un cerf mâle saillir une jument qui paissait à l’aventure. Le poulain qui naquit de cet accouplement eut le pied fourchu comme son père. Sa mère ne le pouvait souffrir, elle se montrait féroce envers lui ; un jour, elle le tua d’une ruade… »
Les Druides gaulois vénérèrent le Grand Cerf. Sa ramure est souvent comparée à l’arbre de vie. Tous les ans ses bois tombent et renaissent plus grands, plus beaux et plus nombreux. Il porte donc en lui, dans la croyance, l’espérance d’une résurrection au-delà de la mort. Il annonce peut-être, ici à Lannédern, la victoire sur l’Ankou ;
L’Ankou, ce grand maître de la mort